« Le lâchage des eaux est loin d’être une action néfaste »
Notre compatriote Abdoulaye DIA, ancien haut cadre de la Senelec, dirige depuis 2021 la Société d’exploitation de Manantali et de Felou (SEMAF), avec trois barrages hydroélectriques appartenant à l’OMVS. En plus de produire de l’électricité, son rôle est de réguler le niveau du fleuve Sénégal. Justement, c’est dans ce cadre que des lâchers d’eau ont été effectués durant ce mois d’octobre. Une action routinière aurait-on pu dire si elle n’avait pas coïncidé avec les terribles crues qui ont fini d’envahir beaucoup de localités bordant le fleuve Sénégal. Et d’aucuns ont vite fait d’incriminer le barrage. Pour le DG de la SEMAF, cette conclusion est un peu exagérée et il s’en explique.
Monsieur Dia, quelle est la fonction du barrage de Manantali ?
La cote du barrage de Manantali est de 208,05 mètres de hauteur. Pendant la saison sèche, elle se situe entre 180 à 190 mètres. En saison des pluies, elle augmente naturellement. Notre but est que le barrage se remplisse en hivernage et qu’on puisse utiliser cette eau toute l’année pour produire de l’électricité. Et quand le fleuve devient sec, qu’on lâche des eaux pour le remplir. Avant le barrage, pendant la saison sèche, précisément au mois de mars, on pouvait traverser le fleuve à pied à certains endroits. Ce n’est plus possible aujourd’hui, car il y a de l’eau en permanence, et c’est grâce au barrage, mais à une valeur normale. Donc, son rôle est double : réguler le fleuve pour qu’il n’y ait pas de crue pendant l’hivernage et l’alimenter en période sèche. Nous y avons ajouté, à partir de 2001, la fonction de production d’électricité. Un double avantage. Le barrage de Manantali a une capacité de stockage de 11 milliards de m3 d’eau. En comparaison, le Maroc n’a que cinq milliards de m3 d’eau et pourtant, il nous vend des fruits et des légumes. Cela s’explique par le fait que ce pays a construit beaucoup de barrages, lesquels réutilisent la même eau pour faire de l’électricité et de l’agriculture. Dans ce pays, aucune eau ne va à la mer. Le Maroc construit un barrage tous les trois ans. Nous, nous en avons construit quatre barrages depuis 50 ans : Manantali, Diama, Felou et Gouina. Il y a d’autres barrages en projet, au moins une dizaine, dont celui de Koukoutamba en Guinée.
Qu’est-ce qui s’est passé avec les pluies de cette année ?
Cette année, les débits d’eau ont été fulgurants et brusques. De 300 à 400 m3/s d’habitude, on s’est retrouvé à 1000, 2000 et 5000 m3/s. C’est une situation exceptionnelle qui n’avait plus été observée depuis 1961. Mais, depuis le 19 octobre, le débit qui arrive sur le barrage est en train de baisser. À Bakel, nous avons eu 8,82 mètres de hauteur d’eau le 5 octobre. On est passé ensuite à 10,65 mètres le 13 octobre. Donc, la cote d’alerte a été dépassée ce jour-là. Et les eaux ont continué à monter pour atteindre 11,55 mètres le 18 octobre. Depuis lors, ça commence à baisser. Pour le débit, il était de 2660 m3/s le 5 octobre ; il est passé à 2900 m3/s le 11 octobre et à 5436 m3/s le 15 octobre. Il est redescendu, le 18 octobre, à 5027 m3/s et le 19 octobre, il était à 4792 m3/s. Donc, pour la première fois depuis le 15 octobre, il est en dessous de 5000 m3/s. Quant à Manantali, on observe une crue. Elle n’est vue à Bakel que cinq jours plus tard. C’est la raison pour laquelle nous alertons. Ainsi, quand on a constaté que ça commençait à monter sur le fleuve Bafing, le 2 octobre, on a publié un communiqué envoyé dans tous les pays, notamment à tous les gouverneurs du Sénégal et de la Mauritanie.
Peut-on dire que les lâchers d’eau étaient une action nécessaire ?
Oui. Lorsque la cote du barrage monte et atteint 208,05, les vannes doivent être ouvertes, de manière progressive, en fonction de la montée des eaux. C’est la règle. On a une vingtaine de vannes. Au départ, on en a ouvert quelques-unes avec une petite ouverture. D’habitude, c’est ce qu’on fait. Et quand la crue baisse, on les referme. Mais, cette fois-ci, on était en face d’une situation exceptionnelle parce que malgré les ouvertures, les débits augmentaient. On a été obligés de tout ouvrir au maximum. Actuellement, on est en train de refermer les vannes parce que le débit du fleuve est en train de baisser ainsi que notre cote d’alerte. Elle est passée de 208,29, le 12 octobre, à 208,24 le 19 octobre. Aussi, le débit est passé de 3067 m3/s à 1081 m3/s le 19 octobre.
Quel volume d’eau avez-vous lâché au plus fort des débits ?
Le 5 octobre, on a lâché 305 m3/s. Le 10 octobre, on était obligé de passer à 1560 m3/s de lâcher. Ensuite, on est allé à 2027 m3/s le 11 octobre avant de redescendre à 900 m3/s le 19 octobre. Cela fait six jours que les lâchers sont en train de baisser, de même que le débit qui arrive sur Manantali.
Beaucoup de gens pensent que ce sont les lâchers du barrage qui ont causé cette crue exceptionnelle. Qu’en est-il exactement ?
Le barrage de Manantali, qui se trouve sur le fleuve Bafing, en territoire malien, n’est pas le seul à alimenter le fleuve Sénégal. Il y a d’autres cours d’eau qui l’alimentent. Les eaux qui viennent de Manantali ne représentent que 40 % de l’eau du fleuve Sénégal. Donc, on ne peut accuser seulement les lâchers du barrage de Manantali. Parmi les autres cours d’eau qui se déversent dans le fleuve Sénégal, on peut noter le Bakoye qui vient de la Guinée et qui rencontre le Bafing à Bafoulabé ; d’où prend naissance le fleuve Sénégal. Ensuite, il y a la Falémé qui rejoint le fleuve Sénégal à partir de Kidira. Sans compter les autres cours d’eau et toutes les eaux de pluies tombées au Mali, en Mauritanie et au Sénégal, lesquelles se dirigent vers le fleuve. Dire donc que ce sont les lâchers qui ont créé les crues exceptionnelles de cette année, c’est un peu exagéré. Nous ne contrôlons que 40 % de l’eau qui vient dans le fleuve. Les débits des différents cours d’eau qui alimentent le fleuve Sénégal se situaient entre 350 m3/s ou 400 m3/s en hivernage. Cette fois-ci, cela a été multiplié par dix. Donc, ce qui est arrivé à Bakel, Matam, Podor, c’est la somme des débits du Bafing, du Bakoye, de la Falémé, de la rivière Baoulé, du Gorgol. De ces cinq cours d’eau, un seul est contrôlé : le Bafing. C’est pourquoi nous avons eu 5000 m3/s à Bakel alors que là-bas, ça ne dépassait guère 300 ou 500 m3/s. C’était un phénomène naturel, il n’y a pas eu de sabotage.
Quelles auraient pu être les conséquences s’il n’y avait pas eu les lâchers ?
Si on avait laissé le barrage se remplir à ras bord, c’est-à-dire au-delà de 208,05, l’eau allait couler sur les machines qui se trouvent en bas de l’infrastructure. L’usine serait inondée et les turbines touchées ; ce qui endommagerait la centrale et les postes électriques. Par ailleurs, les eaux allaient engloutir le village de Manantali, la ville de Kayes, tous les villages en aval. Ou bien alors, le barrage allait céder parce qu’un barrage est dimensionné pour supporter un poids. Si la pression est forte sur la structure, il se casse. Par conséquent, les 11 milliards de m3 d’eau que le barrage a stockés, tel un tsunami, balayeraient toutes les villes en bordure du fleuve et le flot pourrait aller même jusqu’à Linguère et Rosso… Notre responsabilité est de garantir la sécurité du barrage d’abord et aussi la sécurité des personnes qui vivent en aval. En réalité, on fait des lâchers presque tous les deux ans. Les années où il n’y a pas assez d’eau, on n’en fait pas.
Est-ce que vous êtes surpris par l’ampleur de la situation ?
On peut le dire parce que tous les modèles de prévisions indiquaient qu’il n’y aurait pas beaucoup de pluie cette année. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs on a diminué, cette année, la quantité d’énergie à produire, et ce, à seulement 700 gigas. Les prévisions sont finalement passées à côté. Et c’est à cause justement du changement climatique. En 2003, c’était pareil. Ce qui est tombé cette année en pluies, c’est du jamais vu depuis 1961. On a fait des lâchers en 2018, en 2020 et en 2021. Cette année, on n’a jamais lâché un volume d’eau pareil.
Quelles solutions entrevoyez-vous face à ce problème ?
Avant la construction du barrage et sa mise en service, entre 1982 et 1986, chaque année, les populations riveraines du fleuve déménageaient à cause des crues fréquentes. Elles survenaient tous les deux ou trois ans. Après trois semaines ou un mois, l’eau se retirait et les déplacés retrouvaient leurs maisons. Étant né dans cette zone, j’ai vécu personnellement cette situation. Et on faisait ensuite les cultures de décrue. Cela a fonctionné ainsi pendant des milliers d’années, aussi bien en Mauritanie qu’au Sénégal. Mais, depuis que le barrage a été construit, les crues n’étant plus ce qu’elles étaient, les populations se sont rapprochées davantage du lit du fleuve. D’autres se sont installées et ont construit carrément dans leurs champs. Étant donné que nous semblons être dans une période humide et que le phénomène peut se reproduire l’année prochaine, la seule solution durable, c’est de déplacer ces populations, les éloigner du lit du fleuve. Une étude de l’Omvs a montré que 70 % des habitats au bord du fleuve sont dans des zones inondables. Un plan d’alerte pour chaque pays, avec les zones à risque et par niveau, a été établi. Il faut des déguerpissements sinon on va se retrouver avec les mêmes problèmes. C’est valable en Mauritanie.